I’m travelling and extremely busy teaching this week, so I hope you will forgive the absence of a complete new essay. Instead, here is another excellent translation into French by Philippe Lerch, this time of my essay War, Peace and That Other Thing, originally published on 29 November 2023: you may want to check out the original if you haven’t done so. Please join me in thanking Philippe for his efforts, which are much appreciated.
In other news, Substack tells me that I have just crept over the magic figure of 5000 subscribers. There is a very small amount of churn, and so the figure may go down again a little, but that’s extremely gratifying news. The actual number of readers per post obviously varies, but from Substack’s figures, and making conservative assumptions about readership of versions in translation, and those who forward the emails directly to friends and family, an average seems to be about 10,000. Both of these figures are far more than I ever expected for long, difficult essays on complex subjects. Thank you to everyone, and especially to those who comment: the quality of the comments on this Substack is one of the things that people have most said they like.
As usual, you can help me by liking, commenting, and most of all forwarding and recommending the essays. I have also set up a Buy Me A Coffee page, which you can find here.☕️
And finally, thanks to those who continue to provide other translations. Versions in Spanish are available here, and some Italian versions of my essays are available here. Marco Zeloni is also posting some Italian translations, and has set up a dedicated website for them at https://trying2understandw.blogspot.com/.
That’s enough from me until next week. I’ll pass the microphone to Philippe.
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Guerre et Paix et cette autre chose
Cette semaine, je pensais rédiger quelque chose à propos de Gaza. Franchement, je n’ai pas une connaissance détaillée de la région, ni de la pratique du combat dans les tunnels et ne suis de ce fait pas en mesure de contribuer à tout ce qui est déjà publié. Cependant, en lisant ce qui s’écrit je réalise, une fois de plus, la compréhension limitée de notre société ainsi que la difficulté à accepter les racines et les objectifs de la violence politique. Dès lors, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’évoquer ce sujet et de conclure sur la situation actuelle à Gaza.
Rappelons une évidence, la société libérale occidentale favorise clairement la dichotomie, les distinctions et les oppositions dans tous les domaines. Nous sommes une société marquée par la pensée d’Aristote: tout est noir ou blanc, il n’y a pas de zone de gris. Puisque l’existence réelle est un bazar permanent notre penchant aristotélicien nous pousse à développer des controverses aussi complexes que souvent inutiles, relative à la position précise de la césure; ces évènements, actions ou déclarations sont-ils recevables ou faut-il les jeter aux oubliettes? Par conséquent, toute forme de violence en matière de politique est évoquée avec des paires fortes et opposées: guerre / paix, violence / négociation, conflit / coopération sans oublier le Bien et le Mal. Après cela, nous sommes surpris de ne pas comprendre le monde, ni pourquoi le comportement de ses acteurs nous surprend si fréquemment.
La plupart des civilisations antérieures à l’ère occidentale moderne ne voyaient pas les choses ainsi, et nombreuses sont celles qui aujourd’hui encore ont une vision différente. Selon les préférences, on invoquera les thèses de Ian MacGilchrist qui postulent que nous vivons une époque dangereusement inféodée à la domination de notre cerveau gauche, lequel traduit tout en termes binaires et différences infimes. Ou alors, on s’inspire de l’approche à peine différente de Jean Gebser qui défend l’idée selon laquelle, l’Humanité, après avoir traversé les époques magiques et mystiques, se trouve à présent dans une phase “mentale et rationnelle”, et en particulier dans la phase dégénérée (décadente) de cette période.
Des deux thèses il ressort que les civilisations antérieures, dominées plutôt par la partie droite du cerveau, moins agressivement rationnelle, n’avaient aucune difficulté avec le concept de paradoxe ou même de la pure contradiction comme faisant partie intégrante de l’existence. Ainsi, Gebser insiste sur le fait que les sociétés “cérébrales - rationnelles” pensent en terme dual (X diffère de Y) plutôt qu’en terme polaire (X et Y sont les extrêmités de la même chose). Notre société amasse avec délectation des critères complexes et les utilise pour différencier clairement: d’autres cultures, (certaines sont contemporaines) ont toujours été l’aise avec une certaine dose de d’ambiguïté et de superposition.
Ces cultures, ne percevaient pas nécessairement la violence comme une situation particulière, irrationnelle voire douloureuse, mais bien comme un attribut de l’existence. Les relations entre villages (communautés) pouvaient inclure des vols de bétails ou des rapts de femmes, parfois des querelles ou même des périodes de violence organisées. Ces habitants auraient été plus que surpris de recevoir la visite de médiateurs de conflits (tels que nous les connaissons) venir leur parler d’une culture de la paix: pour ces gens, la violence faisait partie de l’existence, était souvent associée à un rite de passage vers l’âge adulte. A une autre échelle, on rencontre une dynamique similaire dans les récits épiques de Beowulf ou dans l’Iliade, où la description des luttes et de la violence font partie de l’existence. De nos jours, nous parlons de la “guerre” de Troie. Cependant, la version de Homère ne présente que peu d’attributs propres à ce que nous entendons pas guerre. Il s’agit en fait d’une expédition punitive destinée à venger un épisode de rapt de femme, qui ne mène nulle part et dégénère en combats aussi héroïques que dénués d‘objectif pratique, le tout ponctué par des célébrations et des compétitions sportives. En d’autres termes, la vie de tous les jours à l’âge du Bronze.
Il apparaît dès lors utile de renoncer à fixer des limites rigides et à penser en terme de continuité entre pôles, au sens où l’entend Gebser, pour qui les évènements et les initiatives sont situées distinctement. La politique, la négociation et la violence, ou même la guerre ne sont pas antinomiques et ne représentent pas des états clairement séparés par des sauts “quantiques”, mais plutôt une sorte d’escalier pouvant se parcourir dans les deux sens. On distingue également une variation de ce que les mathématiciens appellent la “hiérarchie intriquée” ou une “boucle étrange”, dans laquelle un mouvement dans un sens donné nous ramène à la position de départ. Vu sous cet angle, les étapes d’une escalade (vers la violence, note du traducteur) ne sont pas strictement distinctes l’une de l’autre mais intriquées et souvent simultanées, puisque une action “ici” est à même de déclencher un effet “ailleurs”.
C’est précisément ce qui fut troublant pour les observateurs du conflit en Bosnie, convaincus que les factions en conflit étaient à la recherche d’une solution pacifique, et qu’il suffirait de soutenir le processus afin d’y parvenir. Pourtant, les dirigeants des groupes étaient parfaitement conscient de l’existence de dynamiques différentes et simultanées. Ce matin, ensemble nous faisons commerce de vivres et d’armes et échangeons des prisonniers et cet après-midi, nous reprenons le combat meurtrier. Mais qu’y a t’il d’étrange à cela ? Je me souviens d’une histoire entendue à l’époque et que je soupçonne être vraie, à propos de la Troïka - formée par trois (précédent, actuel et futur) Ministres des affaires étrangères de l’Union Européenne occidentale de l’époque, dirigée par le Ministre italien Gianni de Michelis. Bien que Michelis ne passait pas exactement pour être naïf - il quitta la scène politique pour la prison suite à une inculpation pour corruption - il fut surpris par la duplicité de ses interlocuteurs, capables d’avaliser un accord de paix le matin pour le violer avant que son avion n’arrive à son retour au bercail. Les journalistes eurent vent de ces procédés et exprimèrent des doutes sur l’efficacité des efforts de la Troïka. “Cette fois” dit un jour Michelis, “j’ai tout par écrit”. Cet accord fut également violé. Il n’y a rien de particulier à cet état de fait à condition de comprendre que la signature d’un accord de paix est une chose et que les efforts nécessaires à son respect en sont une autre. Si l’usage de la violence vous donne un avantage il n’y aucune raison de vous en priver, et votre ennemi, qui comprend cela, agira de la même manière. Il n’y a que les occidentaux pour ne pas comprendre.
J’ai suggéré plus haut que la violence est une forme de langage qui s’ajoute à la vie politique habituelle. Ce langage s’utilise, par exemple, pour signaler l’importance qu’une partie attribue à tel ou tel objectif, ou la détermination de cette même partie à résister aux ambitions d’une faction adverse. Vous organisez en premier lieu une démonstration. Je réplique par une démonstration violente. Vous provoquez une émeute et je vous répond en vous envoyant ma police anti-émeute. Vous attaquez et détruisez les locaux de mon parti, et je réplique par une attaque à la bombe sur vos locaux, ce qui fait des victimes. A ce stade, discrètement, nous nous rencontrons et devisons sur l’opportunité de continuer cette escalade, ou si il ne serait pas préférable de calmer le jeu. L’arrangement mutuel qui résulte de notre entrevue: vous organisez une fusillade des locaux de mon parti ainsi nous sommes quittes, plus de violence n’apportera aucun bénéfice.
L’enseignement proposé lors des cours de science politique et qui décrit une escalade progressive débouchant sur un sérieux conflit, n’est pas la norme. Il est préférable de penser à un sorte de jeux séquentiel au cours duquel les joueurs décident de poser une carte particulière dès qu’un certain niveau d’importance est atteint, de manière à passer un message tout en acceptant ou rejetant certaines demandes. En Occident, nous identifions un niveau de violence appelé “conflit armé” et lui attribuons une ribambelles de normes, règles, loi et procédures au demeurant inutiles, même dans les situations particulièrement violentes. Au risque de vous surprendre, bien qu’il n’y ait pas de consensus sur sa signification, le terme “conflit armé” décrit généralement l’expression longue et violente entre groupes armés ou entre un groupe armé et un état. Les débats censés établir les différences entre conflits armés à caractère international ou domestique sont interminables, même si en pratique la plupart des conflits présentent les deux facettes. En réalité, tout ceci n’est que le reflet d’un choix arbitraire dans le large spectre de l’intimidation et de la violence.
En pratique, les acteurs principaux ont rarement intérêt à participer activement au conflit, ou à dépasser un niveau le long de l’échelle au delà duquel le contrôle de la situation deviendrait hasardeux. Les acteurs, parfois officieux, conviennent d’user de modération, comme le firent par exemple la Russie, les Etats-Unis et la Turquie, en Syrie. En ce qui concerne l’Ukraine, une sorte d’arrangement négocié en coulisse semble exister. Et pour Gaza, un arrangement tacite entre les États-Unis et l’Iran, avec vocation à empêcher le déclenchement d’un conflit ouvert, semble aussi exister; ce sont les acteurs par procuration qui doivent œuvrer à maintenir le contrôle de la situation. En attendant, Israel et le Hezbollah continuent les bombardement réciproques afin de passer des messages, principalement à leurs amis et alliés.
Par conséquent, la violence est essentiellement utilisée de façon pragmatique, au cas par cas, et les échauffourrées violentes entre Etats n’empêchent en rien une forme de collaboration dans d’autres domaines, qui se trouve elle-même être modulée à l’aune des message à transmettre. Ceux qui observent de près les circonvolutions de la politique Turque envers la Syrie y décèleront un bon exemple. Soutenir un groupe d’opposition dans un autre pays ou, à l’inverse, lui retirer son soutien relève de la même tactique. Au cours de l’occupation occidentale de l’ Afghanistan, les services de renseignements généraux du Pakistan soutinrent parfois, et pour des raisons particulières, les Talibans tout en collaborant avec l’Occident à d’autres situations.
La difficulté c’est que l’Occident à développé tout un glossaire qui décrit par le menu violence et conflits à différents niveaux, alors qu’en pratique il s’agit de différentes manifestations de la même chose: l’usage par un acteur d’un type de violence, à une intensité donnée, et appropriée à des objectifs politiques, financiers ou autres. Lors de certains conflits en Afrique, des militaires ou des groupes de milices cherchaient à mettre la main sur des ressources naturelles. Identifier des différences entre ce type d’opérations et celles propres au crime organisé relève de la gageure. Au cours de la sanglante guerre civile du Congo, entre 1996-2000, les 7 nations impliquées ont toutes, au minimum, réussi à compenser les frais occasionnés lors du conflit grâce aux bénéfices du pillage: un peu à la manière de ce qui se faisait en Europe au Moyen Âge.
Dans la plupart des situations, la menace ou l’usage de la violence apparaît comme rationnelle, défendable et utile à celui qui l’applique, en dépit du fait que les observateurs externes la qualifient comme étant dépourvue de sens, afin de démontrer qu’ils ne peuvent pas, ou ne veulent pas, comprendre les raisons de ce qui se trame. J’ai évoqué il y a quelques semaines, le travail de James Gilligan qui a étudié le comportement de criminels violents et démontré que l’usage de la violence trahissait souvent un besoin de défendre l’honneur et l’estime de soi. Les Nations se comportent de la même manière: souvenez-vous de ce que firent les États-Unis à Grenade. De plus, la violence s’avère être un outil d’intimidation efficace dans une relation d’affaire, à la manière d’une banque qui menace de refuser une hypothèque.
Nous ne sommes pas confrontés à des catégories, encore moins à un ensemble de catégories distinctes mais plutôt à un large spectre de variations sur un même thème: l’usage de la force, ou la menace de son usage, destiné à établir, maintenir ou renverser une situation politique ou économique particulière. Je propose de voir la chose à travers ce prisme afin de suggérer l’idée que le symbole de la violence potentielle, son usage à but d’intimidation ou de dissuasion se rencontre bien plus fréquemment que la violence brute, tout en étant généralement plus efficace.
Voici, à titre d’exemple, un cas emblématique de l’usage symbolique du potentiel de la violence. Dans l’entourage de la résidence d’un Président ou d’un Monarque on observe souvent du personnel militaire en uniforme. Il s’agit en premier lieu d’un message politique destiné, d’une part, à identifier le détenteur légal et constitutionnel de la fonction de Chef suprême des Armées et d’autre part à lui assurer protection. (Notons au passage que le service de sécurité effectif de ces personnes est organisé différemment et de manière bien plus discrète.) Un exemple à grande échelle à ce propos est l’annuelle parade militaire du Jour de la Prise de la Bastille (qui a lieu en France, note du traducteur). Cette célébration, qui se décline de plusieurs manières depuis 1880 (date à partir de laquelle la forme républicaine de gouvernement s’imposa), exprime le fait que l’armée se subordonne à la république, ce qui n’avait pas été toujours évident auparavant.
Les patrouilles de police armée et de soldats que l’ont rencontre à présent dans certaines villes représentent une démonstration à peine moins symbolique de l’usage de la force. A première vue, elles se ressemblent, mais les circonstances dans chaque situation sont souvent différentes. Ces patrouilles ont vocation à rassurer la population et à dissuader. A de nombreuses reprises, j’ai signalé que la “paix civile” (en résumé, la possibilité pour un citoyen de sortir de chez lui sans ressentir une menace de violence) ne résulte pas d’un degré élevé d’intimidation, mais uniquement du fait que l’essentiel de la population accepte un certain nombres de règles. Par conséquent, la présence visible de la Police est moins nécessaire à l’intimidation et au maintien de l’ordre, qu’à rappeler à tout le monde l’existence de cet accord.
Il y a ceux qui n’acceptent pas ces règles, et dans certaines circonstances ce sont les règles elles-même qui déclenchent peur, colère ou simple confusion. Plusieurs pays ont des arrangements élaborés pour l’engagement de forces entraînées à gérer les situations. Prenons un exemple français: lors d’une manifestation, il y a un grand nombre de policier ou d’unités anti-émeute déployés dans des rues adjacentes, mais hors de vue du cortège. En temps normal, les autorités sont en contact avec les organisateurs de la manifestation qui mettent à disposition leur propre service d’ordre. Cependant, il n’est pas possible de contrôler qui précisément participe à une démonstration (les Gilets-Jaunes en firent l’expérience à leur dépends) il est dès lors concevable que des groupes externes ou même des criminels communs décident d’utiliser la situation à leur avantage. A ce stade, il est difficile pour les autorités de décider entre limiter le risque d’escalade et celui de limiter les risques sur la vie humaine et les déprédations. La doctrine française - un déploiement massif de potentiel de force plutôt destiné à intimider qu’à engager une confrontation - est une des options. C’est très instructif d’observer dans le détail les forces de l’ordre à la manœuvre. Si la situation est calme, les fonctionnaires portent leur berets, sont assis dans leurs fourgons ou discutent avec des gens du quartier. Dès qu’ils passent leurs armures, c’est qu’ils s’attendent à des troubles et si ils mettent le casque, portent le bouclier et le bâton, il est préférable de ne pas s’attarder dans le secteur.
Les attentats terroristes de la dernière décennie en Europe forcèrent les gouvernements à déployer des forces de l’ordre dans les rues. Il ne s’agit pas d’empêcher des attaques (c’est impossible du fait que tout peut devenir une cible) mais bien de démontrer que les autorités prennent la menace au sérieux tout en espérant que des assaillants potentiels ressentent une once de découragement à l’idée d’une confrontation avec des soldats entraînés à utiliser leurs armes. Le symbolisme est décidément de retour: la légitimité d’un état s’effrite rapidement s’il ne parvient pas à démontrer qu’il tente réellement de protéger ses citoyens.
Les exemples d’un usage potentiel ou réel de la force permettant d’atteindre certains objectifs ou de contrecarrer ceux d’autrui peuvent être complexes. Il y a quelques années, j’étais à Beyrouth lors d’une de ces récurrentes périodes de tension, juste après l’assassinat d’un important chef de la Police. Sans surprise, une des factions avait instrumentalisé l’affaire à son profit, et il y eut quelques actes de violence calculée, dont une tentative d’assaut contre le Sérail, un immeuble de taille qui abrite les locaux du Premier Ministre. Le bâtiment était protégé par une Unité de l’Armée Libanaise par simple mesure de précaution puisque la violence politique est courante au Liban, mais aussi pour des raisons symboliques du fait que l’Armée Libanaise est populaire et souvent visible dans les rues. Alors qu’une foule en colère et potentiellement dangereuse s’approcha des soldats, ces derniers, entraînés par une puissance étrangère à gérer des mouvements de foules, ne paniquèrent pas. Il mirent leurs armes en bandoulière et se dirigèrent vers la foule en demandant : “mais que faites-vous donc ? pour quelle raison cherchez vous à nous attaquer ?” Rapidement la foule se dispersa. Il y eu d’autres démonstrations, certaines violentes, et en traversant le centre de la ville j’eu tout loisir d’observer la réponse donnée. Des membres en uniforme en bleu des unités paramilitaires de la Sécurité Intérieure patrouillaient dans des véhicules et à pied, restant de temps en temps aux intersections. Ils étaient armés, en autre de mitrailleuses de 12.5 mm, mais les canons ne pointaient sur personne. Je fis alors l’hypothèse qu’ils étaient en train d’envoyer deux messages. Le premier au grand public (protection) et le second, censé dissuader des fauteurs de troubles potentiels.Ce n’est que le lendemain, qu’une discussion avec un général de Police vint confirmer mon hypothèse.
Notez au passage que jusqu’ici j’ai peu évoqué “la guerre”, ou de façon plus polie “ le conflit armé”, bien que notre société présume que la guerre soit l’archétype de l’usage de la violence et tout ce qui diffère de la guerre est une forme d’exception. Dans le fond, je prétends que c’est précisément le contraire. Le conflit armé est un cas particulier d’usage de la force au cours duquel l’opposant est organisé et possède l’équipement nécessaire à la riposte. Dans la plupart des situations, la violence est précisément utilisée parce que l’opposant n’est pas en mesure de riposter, ou se trouve en situation d’infériorité. Cette violence n’est pas nécessairement explicite: elle peut épouser un contour implicite, intimider de manière à forcer des gens à certaines actions ou au contraire les empêcher d’agir. Les criminels opèrent souvent de cette manière. Les bandes du crime organisé évitent, autant que possible, les démonstrations ostentatoires de violence et préfèrent créer un climat de peur permettant de contrôler le comportement d’un nombre important de personnes.
Ce qui nous amène logiquement, par association, à évoquer le nazisme. Dès la prise du pouvoir en 1933, l’objectif déclaré était, exprimé en langage “fleuri”, une Allemagne “sans les Juifs”. La méthode choisie pour y parvenir ne faisait que rarement usage de violence explicite mais puisait abondamment dans le registre de la peur et de l’intimidation, avec parfois un épisode véritablement violent, de manière à empoisonner la vie des Juifs et les pousser ainsi à émigrer. Dans les faits, deux tiers des Juifs avaient quitté l’Allemagne vers septembre 1939.
Paranoïaques, les Nazis percevaient les Juifs comme étant des “cosmopolites” incapables de loyauté envers leur pays de résidence. Par conséquent, leur présence en Allemagne représentait une menace pour la sécurité nationale du fait qu’ils ne seraient jamais des citoyens suffisamment loyaux. Cette manière de penser n’est pas propre aux Nazis: il s’agit en fait du choix naturel fait par les sociétés dont la politique est adossée sur l’identité raciale, ethnique ou religieuse. N’oublions pas qu’une école de pensée politique influente (Bodin, Hobbes, Schmitt) postule précisément que le manque d’union ou les différences internes d’une population représentent un point faible face à un adversaire. Ce qui amène à postuler que seul un état “pur” et homogène sur les plans idéologique et ethnique sera intrinsèquement stable. Lorsque vous avez peur de vos voisins ou êtes en conflit avec eux, la présence de membres de cette communauté dans la vôtre, provoque un problème de sécurité. Ce qui explique que les communautés en tension tendent à s’homogénéiser en chassant, ou même en tuant, les membre d’une minorité différente afin d’être “sûr”. Un exemple emblématique récent est le “nettoyage ethnique” de 1992 en Bosnie, durant lequel des communautés minoritaires, établies souvent dans des quartiers périphériques ou des zones villageoises se firent chasser par des membres de la communauté majoritaire. Quelque chose de comparable eu lieu en Irlande du Nord où les communautés minoritaires furent chassées de certaines zones au cours des décennies troublées.
L’histoire offre l’exemple de différences religieuses provoquant division et faiblesse pour l’état. Le refus des Chrétiens d’adorer les dieux romains était de nature à déclencher leur colère. Par conséquent cette communauté chrétienne représentait une menace pour l’état romain et les membres qui gardaient la foi devaient être exécutés pour le bien commun. Une logique similaire fut adoptée durant la Réforme. On a tendance à oublier que la France du 16er siècle fut détruite par la guerre civile et religieuse dont l’issue aurait pu être la création d’un état Protestant. La violente répression du Protestantisme s’explique par la nécessité de maintenir l’unité du pays, dont les garants, sous Louis XIV, sont le Catholiscisme, l’Absolutisme politique et le monopole de la force (son père ne put en jouir) et représentaient les piliers de la sécurité de la Monarchie et par conséquent celle du pays.
Au risque de me répéter, il y a presque toujours une forme de logique qui précède l’usage de la violence, même si cette logique nous échappe et reste difficile à accepter. L’acceptation de ce fait est très difficile, ce qui explique que les historiens et autres spécialistes invoquent des concepts éculés comme “bouc émissaire”, “ennemi ancestral”, “manipulation” etc et qui conduisent à confondre deux choses. D’une part, un groupe ou une communauté ne désigne pas un autre groupe ou communauté comme cible au hasard: il existe toujours une histoire ou une inimitié sous-jacente à l’action, en dépit du caractère ténu ou bizarre que nous lui attribuons. D’autre part, l’action (violente, note du traducteur) à proprement parler est guidée par des objectifs que les auteurs tiennent pour rationnels. Notre refus à accepter ces deux points est à l’origine des descriptions complexes que les historiens élaborent à propos du nazisme, par exemple, au lieu de simplement investiguer les faits et l’approche utilisée par les Nazis ainsi que les explications (publiques) qui motivaient leurs actions.
Ceci nous conduit à évoquer un épisode très embarrassant de la pensée politique moderne, qui se trouve être délibérément occulté de nos jours. Il s’agit du Darwinisme Social (un terme controversé) qui consiste à calquer une version simplifiée de l’hypothèse de Darwin - lequel décrit la compétition entre espèces animales - à Homo Sapiens. Le résultat est une mentalité (dont l’émergence avait été pressentie par Darwin) qui décrit l’histoire de l’Humanité comme une lutte pour la survie, voire la guerre, plutôt qu’une malédiction. En d’autres termes, cette lutte est destinée à favoriser la disparition des éléments les “moins adaptés”. Il existe bien entendu une confusion entre les concepts “être le mieux adapté” et “être le plus fort”. Bien que le Fascisme propage une idéologie qu’il est légitime de décrypter, ses ingrédients principaux ne sont que la lutte pour le pouvoir et la survie entre individus et “races”.
Ces idées dominantes étaient partagées parmi les membres de la Classe Dirigeante de l’époque à l’instar du concept de lutte économique sans merci que se livrent firmes et nations de nos jours. Il va sans dire que les deux visions sont comparables. Les économistes contemporains qui clament découvrir les “lois du marché” sont à l’image des “scientifiques raciaux” qui prétendaient alors avoir identifié certaines “lois de la nature”. Il est certes regrettable de voir disparaître certaines Nations, mais on ne contourne pas les lois de la nature. Toutefois, avant de lancer une critique en règle de ces positions, il est utile de rappeler qu’avant l’usage régulier de la signature fournie par l’ADN, la vie des individus était bien plus proche de la nature que la notre, et tout ceci faisait partie du bon sens. Après tout, on distinguait différentes lignées de chiens ou de chevaux, avec chacune une taille, une force et d’autres attributs, pourquoi en serait-il autrement avec les êtres humains ?
Les Nazis, qui furent incapables de produire une idée originale, reprirent ce concept, ainsi que d’autres, de manière approximative. Le Peuple Allemand (qui n’est pas identique à l’ Allemagne en temps que pays/nation) était objectivement engagé dans une lutte pour la survie contre d’autres Peuples. Cet état de fait était inhérent à la nature du monde et ne se laissait facilement pas modifier. Par conséquent, une lutte à la mort entre disons les Allemands et les Peuples Slaves devint inévitable, et l’un d’entre eux devait disparaître. La guerre, l’extermination usant de tous les moyens disponibles ainsi que toutes les formes de compétitions économiques ou démographiques entraient dans le champ des possibles. Il s’agit sans doute de la philosophie politique la plus sombre jamais proposée. Ce qui surprend c’est le degré d’acceptation qui fut atteint. J’entrevois deux raisons à cela. La première est adossée à l’idée que différents groupes se sentaient - tacitement - supérieurs aux autres groupes, et lors d’une lutte de ce type ils ressortiraient parmi les vainqueurs. J’ai déjà évoqué la seconde, la peur comme étant un puissant instrument politique. La crainte que “quelque chose de ce type” puisse se produire aurait encouragé les gens à y parvenir.
Il va sans dire que cette attitude était, et reste, à l’opposé du concept Libéral de guerre, c’est à dire une désagréable nécessité à faire usage de la violence afin de clarifier les détails d’une relation entre états - nations reconnus (or établis). Un jeu, rude, avec des règles, à mi-chemin entre la partie de rugby et une audience au tribunal, et une claire distinction entre les joueurs et les non-joueurs. Si maintenant vous acceptez, juste un instant, la position nazie comme point de départ de votre réflexion il apparaît que les règles représentent un danger, la modération une faiblesse, et que votre objectif logique reste l’extermination de l’autre groupe. Adoptez une politique à peine plus modérée et c’est l’autre groupe qui vous exterminera.
Les gens ont-ils vraiment avalé toutes ces idées ? Il se trouve que oui, et on distingue une logique similaire, et parfois des agissements comparables, parmi les virulents nationalismes en Europe. L’occupation nazie réveilla de nombreux démons. Puisque la guerre conduit à la radicalisation, il n’est pas surprenant qu’une importante proportion de Britanniques et d’Américains, en particuliers ceux en uniforme, soutinrent, durant la seconde guerre mondiale, l’idée d’exterminer les Allemands et les Japonais. Mais seuls les Allemands disposaient des ressources requises pour passer, à grande échelle, de la paroles aux actes. La campagne de Russie fut planifiée, dès le début, comme une guerre destinée à annihiler une race. Il existe peu de documents plus macabre que le document Allemand “Plan général pour l’Est” qui prévoyait des dizaines de millions de Slaves condamnés à la famine, ainsi que l’extermination de millions d’Autres de race différente et l’expulsion du solde de la population au delà de l’Oural ne laissant sur place qu’une classe d’esclaves. Dans cette situation, les personnes qui n’étaient pas de souche aryenne n’avaient aucune valeur, si ce n’est celle de représenter une force de travail corvéable à merci. Ceux qui ne pouvaient pas travailler (à l’instar des deux millions de Juifs Polonais des ghettos de Varsovie et ailleurs assassinés en 1942) furent éliminés ce qui permit de relaxer une partie des tensions qui pesaient sur les réserves de nourriture en Europe.
Parmi les raisons qui amenèrent les Nazis à trouver acceptable une vision paranoïaque (encore un fois, ils n’ont rien inventé) fut la crainte - la terreur même - de la vulnérabilité Allemande. Un pays sans frontière naturelle, menacé d’un côté par les hordes de sous-hommes bolchéviques et de l’autre par la puissance cosmopolite (et financière, note du traducteur) concentrée à la City de Londres, elle-même adossée à l’Empire Britannique, risquait de disparaître de la carte à moins de devenir fort et de frapper le premier. A cela s’ajouta un cliché populaire de l’époque, qui consistait à voir la main juive active dans l’ombre aussi bien dans le Bureau Politique Soviétique que dans les couloirs du Parti Démocrate Américain. (Il est regrettable que les études sérieuses relatives aux théories anti-sémites et insensées propagées durant les 19er et 20er siècles aient été reléguées dans l’ombre par de banales et récentes polémiques.)
Avec recul, force est d’admettre que ces idées aussi rationnelles qu’apocalyptiques ne se propageaient pas que chez les tenants du nazisme, et ne furent pas invoquées à des fins d’extermination d’un ennemi racial, exclusivement. Les deux exemples différents qui suivent devraient suffire à illustrer mon propos. Le premier est l’infâme massacre de Katyn qui se déroula en Pologne en 1940, et au cours duquel pas moins de 20,000 officiers de l’Armée Polonaise furent exécutés par le NKVD durant l’occupation du pays par les Soviétiques. Aussi sombre que cela paraisse, il y eu bel et bien une logique politique sous-jacente à cet acte, puisqu’il permit de liquider l’essentiel de la classe des officiers, affaiblissant ainsi la capacité militaire du pays ainsi que les forces politiques de droite, au bénéfice des Communistes Polonais. De plus, ces officiers étaient des réservistes, appartenant aux classes professionnelles et intellectuelles du pays. En disparaissant, le pays s’affaiblissait et l’Union Soviétique parvint ainsi à dominer le pays encore plus facilement.
Un second exemple significatif, moins connu, concerne le Burundi et se déroule dans une période entre 1960 et 90. Les Tutsis, une classe d’aristocrates minoritaires contrôlaient l’armée mais vivaient avec la crainte constante émanant de la majorité des Hutus. Une série de révoltes violentes fomentées par des Hutus fut écrasée dans le sang, dans l’espoir de décapiter la tête du mouvement. Les rebelles Hutus profitèrent d’une discorde au sein de l’élite Tutsi pour lancer un sérieux défi en 1972. En guise de représailles, l’élite Tutsi planifia et mit sur pied une politique de répression, destinée à éliminer toute personne suspecte d’avoir participé aux soulèvements, puis toute personne capable de présenter une future menace, les élèves, les étudiants des universités, ainsi que les enseignants et les curés/pasteurs. Le nombre exact de victimes ne sera jamais connu mais est estimé entre 100,000 et 300,000 personnes. Au delà de son caractère aussi sordide qu’insupportable, toute cette violence ne fut pas déclenchée par hasard. Les cibles ainsi que les objectifs furent clairement définis. Dans la bouche du Chef de mission adjoint de l’Ambassade américaine de l’époque “ La répression contre les Hutus n’est pas une simple tuerie. Il s’agit d’une tentative de les empêcher de trouver du travail, d’accéder à l’éducation et à la propriété et de manière générale à prévenir qu’ils améliorent leur situation socio-économique.” Ainsi, les aristocrates Tutsis purent se maintenir au pouvoir et l’armée fut préservée.
Ceux qui échappèrent au massacre se réfugièrent au Rwanda et se sentirent en sécurité. Ils furent rejoints par d’autres Hutus qui fuyaient d’autres massacres de moindre intensité. Comme le relate Mahmoud Mamdani, la peur de l’extermination attise la peur de l’extermination ce qui déclencha la spirale de la violence qui se solda par les terribles évènements de 1994. En plus des extrémistes, de nombreux Hutus ordinaires craignaient que l’accord de Paix de Arusha, qui donnait aux exilés Tutsis le contrôle de la moitié de l’armée rwandaise, permettrait la répétition du cauchemar de 1972. A l’inverse d’un conflit ethnique, un conflit de classe de ce type ne se résous pas facilement par la négociation. En effet, une aristocratie sans paysannerie est sans doute impossible alors qu’une paysannerie sans aristocratie est parfaitement viable, et c’est précisément ce concept que certains extrémistes Hutus propagèrent en 1994, afin d’être enfin en sécurité.
Ces cinq milles mots évoquent la violence organisée, l’intimidation et la dissuasion et font à peine référence à une guerre ou à un “conflit armé”. J’espère au moins que ces propos replacent les évènements de Gaza et de la région dans une perspective élargie et à plus long terme. Si votre objectif déclaré est la création d’un état qui repose sur les identités ethnique, religieuse et nationaliste, la simple présence d’une autre ethnie ou d’une autre religion à l’intérieur de cet état représente un risque, source de crainte pour votre propre sécurité. Ainsi se mettent en place les politiques de répression, d’exclusion du pouvoir, et finalement d’expulsion par la violence. Les actes hostiles contre une autre population vous poussent, raisonnablement, à craindre que vous générez du ressentiment qui pourrait se retourner contre vous-même. Mais vous êtes incapable d’ajuster votre objectif, car la peur génère encore plus de répression qui alimente la peur. C’est le piège de la spirale infernale. Finalement, certaines voix s’élèvent et clament que la seule solution pratique est l’expulsions complète ou même l’extermination, de l’Autre, et dans cette logique la “solution” proposée prend une certaine valeur.
Ce à quoi nous assistons à Gaza n’est pas une “guerre” ou un conflit armé national ou international, même si on distingue des similitudes. Il s’agit de l’ usage ancestral de la violence du plus fort contre le plus faible, afin de permettre au plus fort de dominer et contrôler le territoire convoité, et vivre en sécurité. Il est difficile d’anticiper la manière dont cet épisode pourrait se terminer favorablement, ou au moins de manière moins violente, que les épisodes comparables et précédents qui jalonnent l’histoire.