La politique de l’épuisement et l’épuisement de la politique.
Another of my essays in French.
Please join with me once more in thanking Hubert Mulkens, who has produced a sparkling translation of one of my essays from a few months ago: The Politics of Exhaustion, and the Exhaustion of Politics. And, nothing daunted, Hubert is now working on a translation of my current essay, A Strange Defeat. So without further ado, I’ll hand the microphone over to him.
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Il se trouve que, il y a quelques décennies, j’étais assis au Cavern Club pour regarder les Beatles jouer.
Au cas où vous vous poseriez la question, ce n’était pas parce que mes parents, extraordinairement indulgents, avaient permis à un jeune enfant de se rendre seul à Liverpool. Ce Cavern Club n’était pas à Liverpool, ni même en Angleterre. Il était au Japon, plus précisément à Roppongi, l’un des principaux quartiers de divertissement de Tokyo, et le groupe était composé de Japonais qui n’étaient probablement même pas nés lorsque les Beatles jouaient à Liverpool.
Mais ce qui était vraiment frappant – et pourquoi je me souviens de cette soirée tant d’années plus tard – c’était que les quatre jeunes hommes étaient absolument parfaits : non seulement totalement fidèles à chaque note et à chaque mot joués et chantés, mais fidèles à chaque geste, même aux coiffures et aux costumes qu’ils portaient. Je ne peux qu’imaginer les heures qu’ils ont dû passer à regarder des concerts, à écouter des disques et à s’entraîner sans fin. Ce n’était pas un groupe de reprises, ni même un groupe hommage, mais une véritable reconstitution des Beatles jusqu’au moindre détail : hallucinant !
Si vous connaissez un peu la culture japonaise et son souci obsessionnel du détail, cela ne vous surprendra pas : l’idée de la recréation littérale et parfaite du passé est très puissante. Après tout, le sanctuaire shintoïste le plus célèbre du Japon, Ise, est démoli et reconstruit à l’identique tous les vingt ans, ce qui soulève la fascinante question philosophique de savoir s’il s’agit bien du « même » bâtiment. De même, au théâtre Kabuki, les rôles et même les noms sont transmis de génération en génération, de père en fils, pour garantir que rien ne change jamais.
De notre relation au passé
C’est une façon de traiter le passé : la préservation et la récupération. Cette approche a sa propre logique et sa propre validité dans chaque société. Une autre solution consiste à considérer le passé comme une source d’inspiration pour créer quelque chose de nouveau.
Je vais ici aborder ces deux tendances, mais je soutiens également que la société occidentale moderne ne suit ni l’une ni l’autre. Dans tous les domaines, de la politique à la culture, le « passé » est réduit à une matière première, à traiter et à exploiter à des fins politiques et financières. Souvent, cela implique un rejet total du passé réel ou sa réécriture constante pour servir les intérêts du pouvoir. Dans une telle situation, je pense que le désaveu du passé ou sa réduction à une matière première pour l’exploitation politique et financière empêche en réalité tout développement de quelque chose de vraiment nouveau. Socialement, politiquement et culturellement, nous sommes donc coincés dans une impasse et ne pouvons que tourner en rond sans fin, en quête désespérée de variations nouvelles et plus extrêmes.
En fin de compte, cela tourne inévitablement à la caricature : en Occident, nous n’avons pas de politique, nous avons une caricature de la politique, une satire coopérative de la politique jouée non par des politiciens mais par des acteurs jouant des politiciens, pleine d’ironie autoréférentielle et de manipulation cynique et facile de symboles et de slogans de la politique du passé, quand les mots avaient réellement un sens.
Tout ce qui nous reste maintenant, c’est la politique et la culture de l’épuisement. Plus rien ne « signifie » rien, tout est recyclé sans fin.
Deux formes de relation au passé
Comme je l’ai suggéré, il existe deux types de relations saines avec le passé. La première est la préservation, la redécouverte et la recréation. Parfois, cela se fait à grande échelle. Par exemple, notre connaissance de la culture de l’Égypte ancienne provient en grande partie du travail des archéologues européens des XIXe et XXe siècles qui ont sauvé des fragments de trésors inestimables des décharges et de sous des mètres de sable, les ont minutieusement restaurés et ont appris à lire les langues des inscriptions. Ce que vous pouvez voir au British Museum, par exemple, est littéralement une reconstitution des originaux, à partir des pièces qui ont pu être retrouvées. De même, les praticiens de l’archéologie expérimentale tentent aujourd’hui de résoudre des questions sur le passé par des expériences pratiques avec des outils et des matériaux de l’époque.
La même approche s’applique également à un niveau plus intime. Par exemple, l’un des grands développements culturels positifs de mon époque a été la redécouverte et la popularisation des techniques et des instruments de la musique ancienne, et dans de nombreux cas, des œuvres elles-mêmes. De nos jours, personne ne s’attendrait à entendre les Concertos brandebourgeois joués par un orchestre moderne, comme c’était le cas jusqu’aux années 1960, ou la Passion selon saint Matthieu avec un chœur complet. Des mondes entiers de musique disparus ont été exhumés presque littéralement, souvent à partir de manuscrits conservés dans des musées. Par exemple, grâce au travail de William Christie et des Arts florissants, vous pouvez désormais voir les opéras de Lully et de Rameau, oubliés pendant des siècles, tels qu’ils étaient censés être mis en scène. De même, à partir des années 60, toutes sortes de musique traditionnelle ont été redécouvertes et sauvées des atrocités commises par les chorales scolaires et les compositeurs bien intentionnés ayant suivi une formation classique.
Et cetera.
Dans cette approche, il faut aussi faire preuve d’une certaine humilité et reconnaître concrètement le célèbre dicton de LP Hartley selon lequel « le passé est un autre pays : on y fait les choses différemment ». Beaucoup de nos problèmes culturels actuels viennent du fait que nous ignorons cet avertissement, que nous traitons les personnages du passé comme s’ils étaient nos contemporains et que nous présumons de les juger, sans envisager, peut-être, qu’un jour l’avenir nous jugera. Cette incompréhension – ce que l’on appelle le « présentisme » – n’est pas nouvelle, bien sûr. Il suffit de penser à la « correction » du Roi Lear au XVIIIe siècle, ou à la réécriture ou à la censure de Shakespeare au XIXe siècle pour l’adapter à une époque plus raffinée et moralement développée.
Mais récemment, la situation semble avoir échappé à tout contrôle.
Le deuxième type de relation saine (et parfois complémentaire) est le dialogue avec le passé, qui sert à la fois d’inspiration, de point de référence et de contre-argument. Cela est particulièrement évident dans le domaine de la culture au sens large, où les artistes et les penseurs s’inspirent du passé et y réagissent, comme l’a décrit TS Eliot dans Tradition and the Individual Talent et comme il l’a illustré dans The Waste Land, qu’il écrivait à peu près à la même époque. Les mouvements culturels « modernes » tels que le surréalisme, la philosophie analytique anglo-saxonne ou la musique atonale ne peuvent être compris qu’en termes de rébellion contre le climat intellectuel dans lequel leurs praticiens ont grandi. (Et le fait qu’aucun de ces mouvements ne puisse vraiment être qualifié de « moderne » de nos jours est intéressant en soi.)
Et en politique ?
Mais cela s’applique également à la théorie et à la pratique politiques. Jusqu’à récemment, les mouvements politiques avaient une histoire, une iconographie, des martyrs et un développement des idées. Ils avaient des réussites qu’ils pouvaient célébrer, des controverses qui suscitaient encore de vives émotions, des luttes intestines qu’ils préféreraient oublier, des grands personnages et de grands méchants, des héros et des traîtres. Les partis politiques de masse de la gauche, en particulier, avaient une iconographie ressemblant à celle de la religion organisée. (Je me souviens encore des vitraux de l’Université Humboldt dans ce qui était Berlin-Est, il y a trente ans, avec des scènes de la vie de Marx et de Lénine.) Mais tous les grands partis politiques avaient une histoire, une culture et des traditions héritées.
Aujourd’hui, ils ont des agences de publicité.
Les organisations font de même : ce n’est pas par hasard, par exemple, que les armées du monde entier cultivent des traditions, que les unités et les navires qui les composent conservent les mêmes noms au fil des décennies et des générations, et que les nouvelles recrues apprennent l’histoire et les traditions de l’unité qu’elles ont rejointe. Il est frappant, mais pas surprenant, que les forces armées russes aient ramené une grande partie de l’iconographie de l’Armée rouge pendant la guerre en Ukraine.
Tant qu’il existe une interaction entre le passé et le présent, les sociétés et les organisations conservent la possibilité de changer, de s’adapter et de se développer. Une fois le passé oublié ou supprimé, elles ont tendance à entrer en mode automatique, voire à se tourner vers la décadence et la caricature, sans savoir ce qu’elles font ni pourquoi. Mais nous vivons dans des sociétés occidentales qui ont pleinement assimilé le dédain libéral pour l’histoire et le passé, et l’exaltation du présent immédiat. Le problème est que le libéralisme, avec son individualisme féroce et son amour des règles, des lois, des normes et des calculs de rentabilité, ne fournit aucun cadre intellectuel ou moral au développement social collectif, sauf sous la forme d’un individualisme toujours plus agressif, médiatisé d’une manière ou d’une autre par des lois et des règles toujours plus détaillées et plus complètes. La seule façon d’évaluer une culture est de savoir comment elle se vend. La seule mesure du succès en politique est le pouvoir acquis. Et on ne peut pas maintenir une société sur cette base, encore moins la développer. Le résultat est que la caricature est devenue le moyen d’expression normal parce que c’est tout ce que les gens savent faire.
Peut-être que cela a toujours été inévitable. Le libéralisme n’a jamais vraiment défini clairement à quoi sert la vie, ni quels objectifs, s’il y en a, nous devrions avoir, en dehors d’une augmentation de notre richesse et de notre pouvoir personnel. La « liberté », le grand cri libéral depuis le début, est reconnue comme un slogan creux à moins que vous n’ayez les moyens pratiques d’en profiter. Et que faisons-nous de notre « liberté » de toute façon ? (Il est frappant de constater que presque toutes les figures culturelles clés du XIXe siècle étaient ce que nous appellerions aujourd’hui des « réactionnaires ». Certains étaient socialistes, mais aucun n’était libéral.)
Par exemple, l’an un de la Révolution française (1792 comme nous l’appellerions) représentait plus que l’abolition de la monarchie et la fondation de la République, elle représentait un nouveau départ pour l’ensemble de l’espèce humaine. Le passé des traditions, de la religion, de l’histoire, de la culture et des superstitions devait être balayé, pour être remplacé par un monde nouveau et brillant de prise de décision rationnelle. Les lois remplaceraient les coutumes, la science remplacerait les superstitions, la lumière remplacerait les ténèbres. Ce qui est intéressant, c’est qu’en l’absence d’une opposition politique efficace à Paris, les libéraux n’ont tout simplement pas su s’arrêter. Le système métrique est bien sûr une merveille, et l’adoption du système centigrade est devenue permanente. Mais en revanche, le jour décimal (dix heures de cent minutes chacune de cent secondes) n’a duré que jusqu’en 1800. Ce devait être le modèle pour l’avenir. Finalement, l’ancien a repris ses droits : la Garde royale est devenue la Garde républicaine d’aujourd’hui, et même maintenant le président préside le Conseil des ministres le mercredi, tout comme les rois le faisaient autrefois.
La dérive actuelle.
Ce qui a changé au cours de la dernière génération, c’est l’absence de pressions contraires. Dans le passé, les structures politiques et sociales étaient beaucoup moins homogènes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Mais vous dites sûrement : diversité, inclusivité, blablabla ? Oui, mais il y a diversité et diversité. La diversité superficielle de genre et de couleur de peau, par exemple, malgré toutes les attentes élevées de ses partisans, a simplement donné à une classe politique de plus en plus monotone un aspect superficiellement varié. Autrefois, il fallait concilier les différentes tendances, au sein même d’un même parti politique. Il y avait une limite à ce qu’un parti politique (ou un mouvement social ou culturel) pouvait faire sans rencontrer d’opposition. Le parti politique moyen de l’époque était un mélange de milieux sociaux, d’éducation, d’origines locales et de professions, ainsi que d’opinions divergentes.
Aujourd’hui, les partis politiques ressemblent davantage à des groupes de jeu où les enfants rivalisent pour attirer l’attention, mais ne sont pas fondamentalement en désaccord les uns avec les autres. Ainsi, les « antiracistes » ont leurs jouets, les « antisexistes » ont les leurs, les écologistes, les transsexuels et d’autres ont les leurs. Le résultat est que tout le monde crie aussi fort qu’il peut, mais il n’y a pas de contrôle de la réalité, autre que la compétition pour attirer l’attention et prendre le dessus sur son rival.
C’est ainsi que les partis dégénèrent en coalitions instables de politiciens qui disent des choses différentes et souvent contradictoires.
C’est une règle universelle que tous les mouvements politiques et culturels finissent par devenir des caricatures d’eux-mêmes, à moins qu’une force extérieure n’intervienne, et c’est effectivement ce que nous constatons aujourd’hui. Lorsque cela s’ajoute au mépris de l’histoire (ou même à la connaissance de l’histoire) et à l’habitude du libéralisme de raisonner a priori à partir de principes arbitraires, alors la caricature devient effectivement la norme.
Si le carriérisme a toujours été une caractéristique de la politique dans la plupart des pays, il était mêlé à des principes d’une certaine sorte. Ceux-ci pouvaient être discutables (défense du pouvoir établi, par exemple), ou purement identitaires (représentation de groupes ethniques ou religieux), mais dans de nombreux cas, ils reflétaient également une véritable orientation vers la vie et la politique. Hugh Gaitskell, le grand chef du parti travailliste britannique, était le fils d’un industriel prospère, mais s’est tourné vers le socialisme en raison de la pauvreté qu’il a vue autour de lui dans sa jeunesse. Il n’était pas rare que des carrières politiques commencent ainsi, ou soient façonnées par les pressions d’événements extérieurs. Dans des pays comme la France et l’Italie, ces pressions pouvaient être très fortes : elles pouvaient provenir de la rue, des syndicats, des forces de réaction et d’autres.
La caricature de la politique
Tout cela a bien sûr disparu.
L’élimination de toute signification de la politique a produit une profession libérale ordonnée et stérile, axée sur la recherche du pouvoir technocratique, où les débats ne portent que sur des points de détail et où la politique est désormais entièrement une question de pouvoir individuel et, dans de nombreux pays, de richesse. Alors, comment faire carrière dans un monde politique où l’éventail d’opinions autorisé est si étroit ? Même lorsqu’il existe occasionnellement de véritables différences entre les partis, celles-ci ont tendance à être minimes et largement rhétoriques, et au sein de chaque parti, les expressions autorisées de ces différences seront étroitement contrôlées.
Si vous voulez vous démarquer de vos camarades, vous devez faire du bruit et, si nécessaire, exiger de nouveaux jouets ou casser ceux qui existent déjà. C’est donc devenu une habitude, bien illustrée par les différentes campagnes électorales en cours, de ne pas discuter des grands sujets, mais de s’énerver furieusement sur des sujets triviaux. En d’autres termes, la politique est devenue une caricature, car la caricature est sans danger. Et comme rien de tout cela n’a vraiment d’importance au final, peu importe jusqu’où vous irez dans la caricature. Surtout à l’ère des réseaux sociaux, le moyen de faire carrière est de se faire remarquer, ce qui signifie souvent adopter une position plus intransigeante et plus extrême que celle de la personne précédente. Dans une démocratie traditionnelle, cela serait mauvais pour votre carrière, mais dans les systèmes politiques actuels, l’électorat ne compte pas : ce qui compte, c’est votre capacité à vous distinguer de vos pairs. Les partis politiques étant aujourd’hui coupés de toute tradition vivante, comme les vieilles entreprises familiales rachetées par le Private Equity, leurs représentants n’ont pas de normes communément acceptées ni de point de départ pour les débats. La politique d’aujourd’hui comporte donc un élément inquiétant et aléatoire, car les politiciens s’emparent de sujets qu’ils pensent susceptibles de leur être utiles, souvent sans connaître ou se soucier des enjeux impliqués. Ce qui compte, c’est de faire plus de bruit que son rival au sein du même parti.
C’est particulièrement le cas lorsque les politiciens s’engagent à défendre des causes moralisatrices. Bien sûr, les causes morales ont toujours fait partie de la politique, et nous serions dans une situation pire sans les convictions morales strictes qui ont conduit aux retraites, à l’éducation gratuite ou aux tentatives de soulagement du chômage et de la pauvreté. Mais les causes d’aujourd’hui sont moralisatrices dans le sens où elles partent d’un sentiment de supériorité morale sur le reste d’entre nous, et leurs partisans cherchent à exercer un pouvoir sur nous, en nous dictant ce que nous devons faire. Aucun politicien traditionnel intelligent n’aurait fait cela, mais les politiciens d’aujourd’hui se présentent comme des êtres moralement supérieurs, nous faisant la morale sur la base de normes punitives qui n’ont pas besoin d’être prouvées, ni même appuyées par des faits, car elles sont intrinsèquement vraies. Par exemple, vous avez peut-être eu l’expérience d’être abordé par un militant végétalien aux yeux vitreux qui vous a demandé des choses comme « Je suppose que vous pensez qu’il est acceptable de tuer des animaux, puis de les découper et de manger les morceaux brûlés ? » La réponse évidente (« les humains font cela depuis des dizaines de milliers d’années ») sera ignorée, car elle n’a aucun sens. Ou la féministe militante qui se plaint de la « pression pour avoir des enfants » sans se rendre compte que sinon elle ne serait jamais née.
L’abolition du passé et l’ignorance de tout contexte contemporain plus large réduisent en conséquence la plupart des politiques actuelles à des slogans et des accroches, échoués dans un vide ontologique. Cela garantit pratiquement que les problèmes graves sont soit ignorés, soit réduits au même niveau superficiel. Si l’on pouvait empêcher les classes politiques et médiatiques actuelles de prononcer l’expression « Israël a le droit de se défendre » ou « nous devons soutenir l’Ukraine », leurs bouches, et probablement leurs cerveaux, se bloqueraient.
De toutes les idées contenues dans 1984 d’Orwell, aucune n’est plus significative que l’insistance d’O’Brien sur le fait que « le Parti n’a pas d’idéologie ». Le seul but du Parti, insiste-t-il, est le pouvoir : un pouvoir plus grand, plus parfait, plus raffiné, pour toujours et à jamais. Nous avons tendance à oublier que 1984 est au fond une satire, et qu’Orwell a prévu, avec une clarté terrifiante, à quoi ressemblerait un monde avec des politiciens professionnels uniquement motivés par le pouvoir. L’idéologie existe dans le livre, mais seulement comme un outil pour exiger l’obéissance. Bien que le Parti soit une parodie ou une caricature de la politique non idéologique avide de pouvoir, il semble beaucoup moins caricatural aujourd’hui qu’il ne l’était lorsque le livre a été publié. L’une des devises du Parti était bien sûr « Qui contrôle le présent contrôle le passé. Qui contrôle le passé contrôle l’avenir. » Orwell s’est inspiré avant tout de la réécriture de l’histoire sous Staline, mais il n’aurait peut-être pas été surpris de voir la même méthode appliquée dans les États occidentaux modernes, où la réécriture et la censure de l’histoire sont devenues une activité majeure des groupes d’intérêts du monde entier et une source de conflits amers entre eux, alors qu’ils cherchent le pouvoir et l’influence par le contrôle de la réalité.
La réécriture de l’histoire
L’idée postmoderne selon laquelle l’histoire elle-même est entièrement plastique et malléable au gré des goûts idéologiques (ce qui contient bien sûr une part de vérité) a été adoptée avec joie par les militants politiques modernes. Internet a également permis à des contre-histoires entières de circuler avec beaucoup plus d’effet que par le passé. Ces dernières années, par exemple, j’ai rencontré des gens ayant des opinions extrêmement rigides et radicalement opposées sur des sujets (par exemple les origines de l’OTAN ou la construction des empires britannique et français en Afrique), alors que, dans les limites normales de la controverse académique, les faits sont connus et les documents, les mémoires et les controverses de l’époque ont tous été étudiés. En général, cependant, ils ne pouvaient pas dire sur quoi se fondaient leurs opinions hétérodoxes : ils les tenaient de quelqu’un qui les tenait de quelqu’un d’autre, qui… La construction de systèmes entiers de contre-connaissance est désormais extrêmement facile et se prête bien sûr facilement aux tentatives de contrôle politique.
Ce n’est pas un phénomène entièrement nouveau, mais il semble avoir été massivement facilité par Internet. Il y a une dizaine d’années, deux politologues américains ont montré dans un livre révolutionnaire que la plupart des informations que les gens pensaient connaître sur des sujets tels que le trafic d’êtres humains ou les pertes en vies humaines dans les guerres, notamment en ce qui concerne les chiffres, n’étaient pas exagérées ou sujettes à controverse, mais simplement inventées. En d’autres termes, personne ne pouvait réellement découvrir d’où venaient les allégations et les chiffres allégués. Pourtant, dans de nombreux cas, l’utilisation de ces prétendus « faits » a rendu des groupes, des institutions et des gouvernements plus puissants qu’ils ne l’auraient été autrement. Comme l’a fait remarquer Winston Smith à son bureau au ministère de la Vérité, il n’y a rien de plus facile que d’inventer des choses, surtout si l’on a ensuite le pouvoir de les imposer comme vérité. Et nos horizons historiques semblent se réduire de plus en plus. Peut-être une décennie après la crise du Kosovo de 1998-9, je me souviens avoir lu un article d’un ambassadeur de l’OTAN de l’époque qui faisait remarquer avec désinvolture que la campagne de bombardements de l’OTAN avait été provoquée par l’expulsion des Albanais de souche vers la Macédoine, alors que, comme il le savait certainement à l’époque, c’était l’inverse. D’après ce que je peux en déduire, il s’agit de la version « autorisée » de l’affaire aujourd’hui. Mais plus récemment encore, je suis tombé sur des articles polémiques sur, par exemple, les origines de la guerre civile syrienne, dont la seule source semble avoir été d’autres articles polémiques, et dont les affirmations fondamentales sont sapées par des articles de presse que les auteurs eux-mêmes ont dû lire à l’époque.
Mais il ne s’agit pas simplement d’une énième plainte contre la désinformation et la censure. Je m’intéresse bien plus aux conséquences. Dans le roman, nous réalisons enfin que c’est O’Brien, et non pas Winston Smith comme il insiste pour le dire, qui est fou. En fait, tout le Parti intérieur, et peut-être tout le gouvernement d’Airstrip One, sont fous. L’insistance d’O’Brien sur le fait qu’il n’existe pas de connaissance objective (Orwell avait-il une machine à remonter le temps, se demande-t-on ?), que le passé et le futur n’existent pas, que la réalité est créée par le Parti et que les étoiles, par exemple, pourraient facilement tomber du ciel, ne constituent pas une base solide pour diriger un pays et faire face à de vrais problèmes, sans parler des guerres. (Il est difficile d’imaginer qu’un régime qui se comporterait réellement comme le Parti puisse survivre très longtemps.) Ces arguments soulignent bien sûr l’intention satirique du roman, mais ils représentent aussi l’état final caricatural de processus déjà en cours à l’époque d’Orwell, et très visibles à la nôtre. En effet, ils sont en un sens le produit final logique d’une idéologie qui rejette et détruit toute histoire, culture et tradition, ne laissant à leur place que des hypothèses aléatoires a priori. Et en effet, même si les hommes politiques d’aujourd’hui ne ressemblent pas tellement à O’Brien (ils n’ont pas son intelligence, entre autres), ils partagent sa croyance solipsiste selon laquelle le monde tourne autour d’eux et de leur parti, qu’ils comprennent tout et que si vous ne comprenez pas pourquoi ils ont raison et vous avez tort, tant pis pour vous. Après tout, le monde politique moderne est plein de « conseillers » et de « consultants », dont la fonction principale est de renforcer le récit et de dire au chef du parti qu’ils ont raison, même si ce n’est clairement pas le cas.
Absurdités récentes
La France semble donc aujourd’hui se diriger vers une crise politique majeure parce qu’un président très détesté a cru pouvoir effrayer l’électorat stupide pour qu’il vote pour lui comme alternative au « chaos ». Maintenant, il proteste désespérément contre le fait que le Rassemblement national populiste-souverainiste est « aux portes du pouvoir », ce à quoi la réponse évidente et immédiate est : qui l’a mise là ? Personne ne t’a forcé à convoquer des élections, crétin. Mais c’est l’action d’un politicien qui est non seulement relativement jeune et inexpérimenté, mais qui s’est consciemment distancié de toute tradition et culture française, qui ne comprend pas et n’aime pas le peuple français. N’importe quel politicien de pacotille des années 1950 aurait pu lui dire que qualifier les onze millions de Français qui ont voté pour le RN et ses alliés d’extrémistes et d’ennemis du peuple n’était peut-être pas une bonne idée. De même, pourrait-on imaginer une exploitation plus cynique du passé que de prendre le nom de Front populaire, le grand gouvernement réformateur de 1936-37 des radicaux et des socialistes avec le soutien tacite des communistes, et de coller cette étiquette sur le Nouveau Front populaire délabré et vaguement « de gauche », qui ne tient ensemble que par la peur et l’ambition ? Pourrait-on imaginer, même sous forme de satire, que François Hollande, qui a remporté la présidence en 2012, où les socialistes étaient plus dominants qu’à aucun autre moment de l’histoire, ait tout gâché, n’ait pas osé se représenter et ait laissé le candidat socialiste aux élections de 2022 avec moins de 2 % des voix, décidant néanmoins que la situation était si grave qu’il devait se proposer à nouveau à la nation comme candidat parlementaire, et se voit clairement comme futur Premier ministre ? Ce bruit que vous avez entendu était la satire claquant la porte avec dégoût.
Au Royaume-Uni, les gens se demandent encore pourquoi Rishi Sunak a convoqué les élections générales de cette semaine. Mais peut-être s’agit-il de la dernière d’une longue série de décisions stupides et ignorantes, datant au moins de l’idée intelligente à moitié réfléchie de David Cameron d’organiser un référendum sur le Brexit sans en considérer les conséquences possibles. Après tout, il ne peut pas se tromper, n’est-ce pas ? Une classe dirigeante inculte, narcissique et ignorante est passée de l’erreur à la catastrophe avec toute l’arrogance du Parti intérieur d’Orwell. Et, bien que je ne parle généralement pas des États-Unis, un pays que je ne connais pas bien, le degré d’incompétence pure et simple démontré par la clique Clinton/Biden/Obama ces dernières années défie l’entendement.
La caricature comme politique
Mais contrairement à la situation de 1984, ici, le monde réel vote, et il n’aime pas ce qu’il voit. L’état d’esprit idéologique a priori et solipsiste des hommes politiques occidentaux modernes, qui s’accrochent à leurs MBA mais ignorent tout ce qui compte vraiment, pourrait bien être la fin de notre existence à tous.
Ainsi, en l’absence de facteurs compensatoires et sans tenir compte du passé, tout tend vers la caricature. Je reviendrai à la fin sur la culture en tant que culture, mais il existe des exemples intéressants dans d’autres domaines. Prenons l’exemple de l’État islamique : oui, vraiment. Vu dans ce contexte, l’EI est en réalité une caricature de l’islam politique violent, s’inspirant non seulement de la tradition de barbarie aveugle du GIA en Algérie, mais aussi des jeux vidéo, des bandes dessinées et des forums en ligne remplis de haine. Il s’est séparé d’Al-Qaïda à l’origine en raison de sa préférence pour l’action immédiate, violente et aveugle plutôt que pour le ciblage stratégique, et ses premiers dirigeants ont délibérément établi une « marque » de cruauté et de violence insensées pour attirer des recrues loin d’Al-Qaïda, plus conservatrice. Les entretiens avec les djihadistes, en particulier les convertis, ont montré que peu d’entre eux avaient une connaissance approfondie de l’islam, de son histoire ou même un intérêt marqué pour cette religion. Ils étaient attirés par la lutte par des notions romantiques de combat apocalyptique et de violence extrême. Dans certains cas, le rejet du passé, de la culture et du contexte plus large est explicite. Boko Haram, le nom informel donné aux groupes djihadistes violents du nord du Nigeria, pourrait se traduire de manière plausible par « nous n’avons pas besoin d’éducation », reflétant leur penchant à attaquer les écoles (en particulier les écoles de filles) et à massacrer les enseignants et les élèves. Bien qu’il soit difficile de généraliser, beaucoup de ces groupes affichent des tendances suicidaires apocalyptiques, bien plus que toute croyance religieuse perceptible. L’islam est pour Boko Haram, si vous voulez, ce que le socialisme est pour le parti travailliste britannique.
En Occident, la concurrence pour attirer l’attention des médias et obtenir des financements, le manque d’intérêt pour l’histoire et le contexte plus large, et l’absence de culture commune du débat, poussent également les mouvements politiques et militants vers la caricature. En cela, ils reflètent fidèlement la dynamique des groupes marxistes des années 1970, leurs modèles structurels, sinon toujours idéologiques, qui aimaient proclamer « il n’y a personne à notre gauche » (suivi, bien sûr, d’une scission et de la réponse « il y en a maintenant ! »). Dans l’espace des griefs, par exemple, l’une des choses les plus difficiles à gérer est la tolérance. Que faites-vous lorsque vous avez obtenu l’acceptation que vous dites rechercher ? Vous contentez-vous de fermer et de rendre votre financement ? Que feriez-vous alors de votre vie ? Eh bien, si l’expérience récente peut servir de guide, vous recherchez délibérément la confrontation par le biais de provocations ouvertes, dans le but de créer de nouveaux ennemis et donc de nouvelles menaces à contrer.
La caricature sociale
Parfois, cette progression est très clairement visible. Depuis 1999, par exemple, une forme de relation légale autre que le mariage – le Pacs – est disponible en France. Au cours du débat houleux qui a précédé la loi, la principale question était de savoir si elle devait s’appliquer aux couples de même sexe (ce qui a finalement été le cas). Les traditionalistes et l’Église ont fait valoir que cela conduirait inévitablement à une pression en faveur du mariage homosexuel. Absurdité, a répondu avec colère le lobby homosexuel. C’était une suggestion stupide et calomnieuse, digne uniquement des fascistes. En quelques années, bien sûr, la pression en faveur du mariage homosexuel a commencé, et seuls les fascistes pouvaient alors s’y opposer. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’accuser les militants d’hypocrisie : ils ont simplement été poussés par la dynamique de leur propre situation et par la concurrence féroce dans l’espace des griefs à être plus radicaux. Et maintenant, bien sûr, il y a une pression pour la reconnaissance de la polygamie, et d’autres propositions du même ordre. Ces initiatives ont suscité de nombreux débats dans plusieurs pays, mais ne peuvent jamais être résolues, car il n’existe pas de points de départ culturels ou éthiques communs au débat, et dans une société libérale, la satisfaction personnelle est le seul critère pertinent admis. La caricature n’a rien à craindre : en effet, dans un monde parfaitement égoïste, elle ne peut même pas exister.
La culture aussi est caricature
La culture, bien sûr, est ce que les experts aiment appeler un concept « contesté », c’est-à-dire qu’elle peut signifier différentes choses pour différentes personnes. Cependant, la plupart des cultures avant la culture occidentale moderne avaient suffisamment de points communs culturels pour que même les personnes en désaccord violent entre elles reconnaissent au moins l’objet du débat. Protestants et catholiques s’affrontaient férocement sur des questions de doctrine, mais partageaient un ensemble commun d’hypothèses. Les monarchistes et les républicains se battaient entre eux, intellectuellement et pratiquement, mais pouvaient répondre aux arguments des autres. La longue et amère lutte en France contre l’influence de l’Église en politique a été menée avec une compréhension commune de ce qui était en jeu, et le côté démocratique et laïc avait une idéologie claire et un sens clair de ce qu’il voulait (comme l’Église). Aujourd’hui, il n’y a plus de pays avec une idéologie cohérente pour faire face au fondamentalisme islamique. Celui-ci en revanche est très clair sur l’influence politique qu’il recherche.
Ceci est bien sûr symptomatique d’un problème plus vaste. Le libéralisme rejette l’histoire, la société et la culture comme des anachronismes et suppose implicitement que tous les débats peuvent être résolus de manière rationnelle : d’où la recherche désespérée d’« indicateurs » et de « repères » faciles. Les problèmes éthiques sont résolus par un examen minutieux des textes juridiques. Or, même si je pense que le degré de « mondialisation » du monde entier est grandement exagéré et qu’il est le produit de l’école d’analyse des taxis d’aéroport et des hôtels et restaurants anglophones, il est vrai qu’en Occident, la culture dans toutes ses manifestations a désormais perdu le contact avec tout contexte historique ou social spécifique et ne consiste guère plus que de simples signifiants flottant librement et sans lien avec quoi que ce soit de très important. Et comme Olivier Roy l’a récemment souligné, il n’y a rien de « populaire » dans tout cela. Le libéralisme a tenté d’abolir la haute culture, sous prétexte qu’elle est « élitiste », mais il a également aboli la culture populaire, par la mondialisation de l’« industrie » du divertissement (ce mot vous paraît-il étrange ?). La culture de masse, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est essentiellement une poubelle imposée aux populations occidentales pour le profit : le «prologave» d’Orwell.
Et cette culture de masse est désormais une caricature épuisée d’elle-même : répétitive, autoréférentielle, coupée de toutes ses sources d’inspiration originales, produisant mécaniquement des variations triviales. La musique populaire, qui s’autoconsomme depuis des décennies, menace désormais de devenir entièrement virtuelle et dominée par l’IA. Vous voulez l’album que les Doors n’ont jamais enregistré après LA Woman ? Nous sommes là, rien que pour vous. (Écoutez Rick Beato à ce sujet.) Ce n’est pas que la soi-disant haute culture soit mieux placée : ceux qui travaillent au théâtre, par exemple, sont si éloignés de toute tradition qu’ils s’agitent au hasard en essayant d’être « transgressifs » et « d’interroger » les textes, oubliant que leurs prédécesseurs le font déjà depuis un siècle. Des hommes jouant des rôles de femmes ? Eh bien, Shakespeare l’a fait. Des femmes jouant des rôles d’hommes ? Avez-vous déjà vu une pantomime ? Comment pouvez-vous produire quelque chose de « nouveau » quand vous ne savez pas et ne vous souciez pas de ce qui a existé avant ? Je me souviens avoir assisté il y a quelques années à une représentation d’une tragédie de Racine par une troupe respectée. Elle se déroulait dans ce qui semblait être une usine en béton, et les acteurs étaient tous vêtus de survêtements. Quel est l’intérêt ? Je me suis demandé. Qu’essayez-vous de dire ? Je doute que le réalisateur ait eu beaucoup d’idées. La caricature est en train de devenir le mode caractéristique de notre culture, et nous ne réalisons pas à quel point elle est caricaturale, enfermés comme nous le sommes dans nos petites boîtes solipsistes, occupés à rechercher notre propre satisfaction. La caricature est l’état final naturel de la société libérale des quarante dernières années, mais elle s’accompagne d’une sorte d’autisme politique narcissique qui nous empêche de la voir, et encore moins de développer une base commune sur laquelle réfléchir et débattre. Le libéralisme a détruit les universités et la culture populaire et la culture de haut niveau. Il nous a donné des études culturelles à la place de la culture, et des MBA à la place de l’apprentissage. Il a probablement produit la classe dirigeante la plus stupide de l’histoire. Serions-nous mieux lotis si tous les gens avaient des diplômes de lettres classiques plutôt que des MBA ? Je ne sais pas, mais est-ce que cela pourrait empirer les choses ?